Je ne suis pas dupe
aden : Luxe, calme, volupté... Vos images semblent aux antipodes du courant misérabiliste qui traverse la photo depuis dix ans.
Philippe Terrier-Hermann : Il y a une grande hypocrisie dans les jeux de rôles que jouent des artistes comme Nan Goldin ou Richard Billingham par rapport au marché. On voit beaucoup de plasticiens défendre cette esthétique trash, dans des travaux de prime abord politiques, alors qu’ils sont les premières victimes du luxe, habillés de marques des pieds à la tête, vivant dans des cinq étoiles après avoir vendus leurs amis morts du sida. Dans ce phénomène de starification, à la fin les artistes adoptent les mêmes valeurs que dans le business. Mais le collectionneur a l’impression, quand il leur achète des œuvres, de donner aux pauvres. Mon travail est d’abord né de cet agacement. En outre, j’ai toujours eu envie de représenter le pouvoir, en relation notamment à l’art classique, mais aussi à une fascination personnelle, depuis l’enfance, pour ces gens-là. J’ai notamment été très influencé par le travail de Karen Knorr. Mais j’ai aussi voulu donner une image à cette globalisation et à la classe de nouveaux riches que cela a créé. En essayant d’arriver au même résultat que les grands peintres : introduire là-dedans un certain degré de cynisme, mettre de la subversion dans une image académique.
Une partie du milieu de l’art en a d’abord retenu l’académisme...
Bizarrement, ce sont les gens qui ont de l’argent qui ont été les premiers à prendre conscience du cynisme de mon travail. Alors que le milieu de l’art a eu tendance à penser que j’appartenais à ce milieu et que je cherchais à en donner une image positive.
Le malentendu est-il dissipé ?
Cela évolue un peu, et mes dernières pièces sont peut-être plus fortement explicites. Mais cela m’amusait que les gens se méprennent. Cette ambiguïté est pour moi nécessaire. Avant tout, je veux que les gens restent cois. Mon travail fonctionne sur la fascination, et j’en suis la première victime : moi aussi j’aime la beauté, j’ai un côté dandy, et je suis le premier à m’arrêter devant une boutique Gucci.
Votre récent travail en Italie se joue de même des stéréotypes.
... Autour de la représentation masculine. En Italie, l’homme est partout : nu, dans les musées, hypercharnu, ultraérotisé, dans son rapport à la mythologie, à la religion... Mon travail – une série de portraits de mâles romains – poursuit ma réflexion sur la représentation et le pouvoir, en l’inscrivant dans la Rome berlusconienne. Je voulais montrer combien, du membre du clergé à l’acteur porno, ces hommes peuvent être fiers, exhibitionnistes ; et combien la présence de l’archétype peut être forte. Mais sans pour autant être méchant : simplement, je les trouve beaux, mais je ne suis pas dupe.
Cette phrase pourrait caractériser toute votre œuvre ?
En un sens.
Qualifieriez-vous votre travail de politique ?
J’appartiens à une génération désabusée, sans pensée politique, et la volonté de dénoncer quelque chose est systématiquement récupérée par le marché. Mais pour moi, c’est important d’être là à un moment, conscient de ce qui se passe dans l’histoire de l’art et dans la société. Je considère l’art comme un métier ; pas comme quelque chose en dehors de la vie. Voilà pourquoi je tend à ce monde un miroir. Si tu vends à des gens de la haute finance des images de leur milieu, tu les flattes tout en les mettant dans une position bancale : ils se rendent compte qu’ils s’achètent eux-mêmes.
Interview réalisée par Emmanuelle Lequeux publié le 13 nov 2002 in Aden - Le Monde